Réformes nécessaires aux États musulmans: Khair-Eddine Le Tunisien (1822 -1890)
Après ce que j’ai dit, d’une manière générale, dans l’avant-propos sur l’origine et la tendance de cet ouvrage, je répéterai plus explicitement ici que je l’ai écrit dans un double but, tout en visant au même résultat.
D’abord, je veux réveiller le patriotisme des ulémas et des hommes d’État musulmans, et les engager à s’entraider dans le choix intelligent des moyens les plus efficaces pour améliorer l’état de la nation islamique, accroître et développer les éléments de sa civilisation, élargir le cercle des sciences et des connaissances, augmenter la richesse publique, par le développement de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, et pour établir avant tout, comme base principale, un bon système de gouvernement d’où naisse la confiance, qui produit & son tour la persévérance dans les efforts et le perfectionnement graduel en toutes choses, tel enfin qu’il existe aujourd’hui en Europe.
En second lieu, j’ai écrit mon ouvrage pour détromper certains musulmans fourvoyés, qui, fermant les yeux sur tout ce qu’il y a de louable et de conforme aux enseignements de notre propre loi théocratique chez les peuples d’une religion différente de la nôtre, se croient, par suite d’un funeste préjugé, dans l’obligation de le dédaigner et de ne pas môme en parler, et considèrent comme suspects ceux qui approuvent ce qu’il y a de bon comme système ou comme institutions chez les non-musulmans. Cela pris dans un sens absolu est la plus grande des erreurs; car, si ce qui vient du dehors est bon en soi et conforme à la raison, particulièrement s’il s’agit de ce qui a déjà existé chez nous et nous a été emprunté, non-seulement il n’y a pas de raison pour le repousser et le négliger, mais, au contraire, il y a obligation de le recouvrer et d’en profiter.
Nous admettons que tout homme attaché à sa religion considère nécessairement comme égarés ceux qui suivent un culte différent; mais cela ne doit pas l’empêcher de les imiter en ce qu’il voit de bien chez eux concernant les affaires de ce monde, comme font justement les Européens, qui ne cessent d’emprunter aux étrangers, sans distinction de race et de religion, ce qui est bon en soi, et sont parvenus par cette conduite à faire arriver leurs affaires temporelles au degré de prospérité qui se voit aujourd’hui. Or donc, tout individu de bon sens doit avant de s’opposer à une innovation, la peser avec impartialité et l’examiner avec les yeux perçants de l’intelligence, et s’il ta trouve bonne, il doit l’adopter et l’appliquer, que son auteur soit croyant ou non car ce ne sont pas les hommes qui font connaître la vérité, mais c’est la pratique de la vérité qui fait connaître les hommes. Du reste, c’est un des principes de notre croyance qu’il faut prendre la science là où elle se trouve ; et noua rappelons à ce sujet que le khalife Ali a dit qu’il faut prendre les choses pour ce qu’elles valent, sans se préoccuper de leur origine.
Il a bien été permis aux premiers pères de l’islamisme d’emprunter aux Grecs, entre autres choses, la logique, dont notre grand jurisconsulte El-Ghazzeli a dit Celui qui ne connaît pas la logique ne peut être reconnu ni suivi comme savant. Qu’est-ce qui nous empêche donc aujourd’hui de prendre chez ceux qui sont étrangers à notre culte les connaissances dont nous ne saurions contester l’importance et la nécessité, pour nous garantir contre les éventualités et procurer nos propres avantages.
El Mouak, docteur du rite maléki, a dit « Il ne nous a été défendu de suivre les autres qu’en ce qui est contraire aux bases de notre toi mais, si ce qu’ils ont fait se trouve conforme à ce qu’elle conseille, prescrit ou permet, nous ne devons pas le rejeter à cause de son origine, car la religion ne défend pas d’imiter celui qui fait ce que Dieu a ordonné. »
Nous lisons en outre dans le commentaire du célèbre jurisconsulte Hanëfi Mohamed ben Abbydin : « Il n’est pas défendu d’imiter les étrangers, quand c’est pour le bien des créatures de Dieu. »
Cependant, si nous examinons la conduite de ces musulmans dédaigneux dont nous parlons, nous trouvons que, tout en refusant d’imiter les étrangers, ce qui est utile comme institutions, ils ne se refusent pas à eux-mêmes d’en consommer les produits dans une proportion nuisible aux intérêts du pays, sans se préoccuper de la production nationale. Ce qui le prouve, c’est que leur habillement, leur ameublement, leurs armes, leur matériel de guerre et mille autres choses nécessaires à la vie ne viennent que de l’étranger.
Il est facile de comprendre combien un pareil système de consommation est humiliant, antiéconomique et antipolitique. Humiliant, parce que le besoin de recourir à l’étranger pour presque tous les objets de première nécessité, démontre l’état arriéré des arts dans le pays antiéconomique, parce qu’il favorise l’industrie étrangère au détriment de l’industrie nationale, qui ne peut se livrer à la transformation des produits indigènes, transformation qui constitue une des principales sources de la richesse publique antipolitique et surtout, parce que la nécessité pour un état de recourir constamment à un autre est un, obstacle à son indépendance et une cause de faiblesse, particulièrement si cette nécessité a rapport aux armes et au matériel de guerre car si on peut acheter ces choses en temps de paix, de gré à gré chez l’étranger, il est impossible de se les procurer dans la même source en temps de guerre, à n’importe quel prix.
Nous ne possédons, dans notre état actuel, comme produits, que des matières premières. En effet, chez nous, l’éleveur du bétail, le cultivateur du coton, et le sériciculteur, passent toute l’année dans dos travaux pénibles, et Unissent par vendre à bas prix leurs produits bruts aux Européens, qui, dans un court délai, les leur revendent transformés par tour industrie à un prix dix fois plus élevé.
Cela n’a d’autre cause que la supériorité et les progrès de l’Européen dans les connaissances dont le développement est favorisé par dos institutions, politiques basées sur la justice et la liberté. Nous disons donc à nos contradicteurs égarés : Comment peut-il être permis à un homme de bon sens de se priver de ce qui est bon et utile par des raisons purement humoristiques ? Comment, sur un simple scrupule, sans fondement sérieux, peut-il renoncer si facilement a ce qui intéresse sa propre existence ?
A l’appui de notre thèse, rappelons ici ce qu’enseignent les auteurs européens dans leurs ouvrages sur la politique de la guerre, savoir, que les États qui n’imitent pas leurs voisins dans le perfectionnement des armes et du système militaire, finissent tôt ou tard par devenir la conquête de ces mêmes voisins.
Ces écrivains n’ont cité naturellement que des exemples militaires, à cause de la spécialité du sujet qu’ils traitaient ; mais nous en concluons que la nécessité de l’imitation et de l’assimilation de ce qui se fait en mieux chez les voisins, ne doit pas se borner aux choses militaires, mais qu’elle s’étend à tout ce qui peut favoriser le progrès et le bien-être de la nation.
Ce qui doit rendre encore plus précieux pour nous l’enseignement de ces écrivains militaires, c’est qu’il est est conforme aux instructions données par le khalife Abou Baker à son général Khaled-ibn-el-Oualid, chargé du commandement d’une armée : « Je vous recommande, lui dit-il, la crainte de Dieu, le soin de vos subordonnés et les plus grandes précautions lorsque vous serez sur les terres de l’ennemi. Si vous rencontrez son armée, combattez-la avec les mêmes armes dont elle se servira opposez l’arc à l’arc, la lance à la lance, le sabre au sabre. »
Et si c’était aujourd’hui, il aurait mentionné sans aucun doute les canons rayés, les fusils à aiguille, et, au besoin, les navires cuirassés. Car, parmi les devoirs qu’impose la défense nationale ordonnée par la loi se trouve celui de connaître la position, la force et les moyens de l’ennemi, pour pouvoir égaliser les chances et le combattre avec succès. Or, pourrait-on, de nos jours, exécuter tout cela, sans être à la hauteur du progrès actuel ? Pourrait-on arriver à cette hauteur sans des institutions dans le genre de celles que nous voyons ailleurs, institutions appuyées sur la justice et la liberté, base fondamentale de notre loi théocratique?
Comme notre but ne peut être atteint qu’en faisant connaître l’état actuel politico-économique des nations européennes, nous nous empresserons de remplir cette partie de notre tâche, en faisant ressortir successivement les avantages que peut en retirer la société musulmane. Et nous disons d’abord que leur état social actuel n’est pas un héritage fort ancien car, après l’invasion des barbares et la chute de l’empire romain en 476, l’Europe s’étant trouvée dans la plus déplorable condition, à cause de l’ignorance et de lu conduite arbitraire des gouvernants, commença à rétrograder, ce qui ost beaucoup plus facile que d’avancer, et demeura sous le despotisme dos rois et dos soigneurs jusqu’en 768, date de l’avènement de l’empereur Charlemagne, qui fit des efforts extraordinaires pour favoriser les sciences et le développement des connaissances utiles; mais, à la mort do cet empereur, elle retomba dans les ténèbres de l’ignorance et sous le despotisme de ses chefs ainsi que nous le verrons plus tard.
C’est une erreur de croire que les Européens soient parvenus à la prospérité dont ils jouissent aujourd’hui, simplement à cause de la fertilité du sol et de la bonté de leur climat, car il existe des terres et des climats meilleurs; il ne faut pas croire non plus que cette prospérité soit le résultat direct des principes de leur religion; car, bien qu’elle recommande la pratique de la justice et l’égalité, nous savons que leurs institutions politiques n’ont pas, comme les nôtres, une origine théocratique.
Jésus-Christ a défendu aux apôtres de s’immiscer dans les affaires temporelles, et il a dit, comme on le sait, que son royaume n’était pas de ce monde. Et en effet, l’empire de sa religion ne regarde que les âmes. Au surplus, le désordre menaçant qui règne dans les États du pape, chef de la religion chrétienne, et qui a pour cause le refus d’adopter des institutions politiques conformes à celles des autres États de l’Europe, est une preuve de ce que nous venons d’avancer.
Mais il faut en convenir, les Européens ne sont parvenus à jouir de la prospérité dont nous parlons que par leurs progrès dans les sciences et les arts, et grâce à leurs institutions, qui facilitent la circulation de la richesse publique, et font jaillir les trésors de la terre, par une protection éclairée constamment accordée à l’agriculture, à l’industrie et au commerce : toutes conséquences naturelles de la justice de liberté, deux choses qui sont devenues pour eux une seconde nature.
Du reste, c’est la loi de la Providence que la justice, la bonne administration et les bonnes institutions politiques soient les causes de l’augmentation de la richesse, de la population et du bien-être général, et que l’état contraire amène la décadence en toutes choses. Cela est pour nous une vérité démontrée dans notre loi et dans les historiens musulmans et autres. Notre prophète (que le salut soit sur Lui !) a dit : « La justice est la gloire de la foi : le souverain y trouve sa grandeur, et la nation sa force. » C’est d’elle aussi que résultent la sécurité et le bien-être des administrés.
Dans l’ouvrage intitulé « Avertissement aux souverains », on lit que le souverain doit posséder mille belles qualités, toutes comprises dans deux principales qui font de lui un prince juste et accompli : c’est d’assurer la prospérité du pays et la sécurité des habitants.
Celui qui a lu le troisième chapitre du premier livre de Ben-Khaldoun a pu voir des preuves payables que l’injustice, et l’arbitraire sont la cause de la ruine des États, quelle qu’ait été leur condition, précédente. C’est du reste une conséquence de, la nature humaine que, si on laisse au souverain une liberté complète d’action, l’arbitraire régnera bientôt sous toutes ses formes: ce qui se pratique encore aujourd’hui dans quelques États musulmans, et ce ,qui s’est vu dans les États de l’Europe aux siècles dont nous avons parlé, quand les souverains régnaient en maîtres absolus sur les créatures de Dieu, sans être contenus par aucune institution, ni purement politique, car il n’en existait pas à cette époque, ni même politico-religieuse, cela ne se trouvant pas au point de vue temporel dans la loi du Messie, qui a recommandé de préférence la vie contemplative et l’éloignement du monde.
Or, certains États européens ne sont arrivés à une ruine presque complète, et ne se sont trouvés en danger de perdre leur indépendance qu’à cause de la mauvaise administration de leurs gouvernants, triste effet de la liberté de tout faire laisser au souverain, tandis que les États musulmans, leurs voisins, étaient gouvernés d’une manière parfaite, à cause de la conformité des actes de leurs chefs avec la loi théocratique, dont il n’est pas hors de propos de rappeler les principales dispositions.
Elle défend à tout individu d’agir capricieusement, d’après ses seuls penchants personnels elle ordonne de protéger les droits des particuliers, qu’ils soient musulmans ou non elle recommande l’adoption de moyens et de remèdes appropriés aux temps et aux circonstances elle impose l’obligation de commencer par empêcher le mal avant même de s’occuper du bien, et de deux maux dont l’alternative est inévitable, elle ordonne de préférer le moindre. Une des plus importantes prescriptions de cette même loi, au point de vue politique, est l’obligation de prendre conseil avant d’agir, imposée par Dieu à son prophète impeccable, quoique comme tel, il n’eût besoin de consulter personne, puisque agissait sous l’inspiration divine et qu’il était doué de toutes les perfections. Or, cela n’a été ordonné au prophète que pour une haute raison, qui était d’établir une règle obligatoire pour tous les chefs qui viendraient après lui.
Ebn-el-Arabi a dit : « L’obligation de prendre conseil est une base de la loi et une règle à observer par tous, sans distinction ni exception, depuis le Prophète jusqu’au dernier des hommes. » Le khalife Ali a dit aussi : « Pas de conseil, pas de sagesse. » Une autre disposition, extrêmement importante, qui constitue en même temps l’un des principes fondamentaux de la loi, c’est l’obligation de s’opposer au mal par tous les moyens légaux, imposée formellement à tout musulman majeur et jouissant de toutes ses facultés intellectuelles.
C’est de cette disposition capitale que résultent la légitimité et la nécessité parmi nous du contrôle des actes publics. Et justement, à propos de contrôle, el Ghazzéli, surnommé la preuve de l’islamisme, a dit en parlant des anciens chefs musulmans : « Les khalifes et les souverains musulmans aimaient à voir discuter leurs actes, même lorsqu’ils étaient en chaire. »
Omar ben Khattab étant un jour monté en chaire, adressa au peuple ces paroles : « Vous tous qui m’écoutez, si vous apercevez des écarts dans mon administration, veuillez les redresser. » Et aussitôt quelqu’un des assistants lui répondit : « En vérité, en vérité, si nous vous avions vu commettre des écarts, nous les aurions redressés avec nos sabres. » Et le khalife, bien loin de se fâcher, reprit : « Béni soit Dieu qui a permis qu’on trouve parmi nous des hommes capables de redresser au besoin avec leurs sabres les écarts d’Omar. »
Il est incontestable qu’un homme comme ce khalife, ami de la justice et défenseur sévère de la religion et de la dignité souveraine, s’il n’avait pas reconnu que ce langage énergique et sans aucun ménagement était conforme aux prescriptions de la loi, n’en aurait pas rendu grâces à Dieu, mais qu’au contraire il aurait relevé l’expression et confondu l’interlocuteur.
El Ghazzéli, déjà cité, commentant les préceptes relatifs au contrôle dans son ouvrage intitulé « De l’accomplissement du bien et de l’empêchement du mal », rapporte que Maouhia ayant mis du retard il opérer quelques versements pour le compte de l’État, Abou Meslem el Khawlani l’interpella publiquement à ce sujet, pendant qu’il était en chaire, en disant: L’argent de l’État n’est le patrimoine ni de vous, ni de votre père, ni de votre mère », et que Maouhia répondit résolument après réflexion : « Meslem a raison, cela n’appartient en propre ni à moi, ni à mon père, ni à ma mère venez tous prendre ce qui vous est dû. »
Je conclus de cela que, sans cette opposition raisonnée dont nous venons de citer des exemples, et qui est le contrôle en action, il ne saurait y avoir de véritable gouvernement parmi les hommes; car l’existence d’un pouvoir dirigeant est sans contredit une condition indispensable à la vie de toute société humaine mais si l’on permettait au chef investi de ce pouvoir de faire ce qu’il veut et de commander comme il l’entend, la nécessité sociale, qui légitime l’existence du pouvoir, n’aurait plus de raison d’être, et les désordres, publics deviendraient l’état normal de la société.
Il faut donc que tout chef dirigeant subisse lui-même une direction salutaire, résultant d’une loi, soit théocratique, soit purement politique et comme toute loi, si elle n’est pas respectée, est nécessairement exposée à périr, il en résulte l’obligation directe pour les hommes sensés et éclairés de la nation de s’opposer à toute violation de la loi, qui est la modératrice suprême. Or, les citoyens, à qui la loi musulmane impose cette obligation, sont appelés à remplir parmi nous le même rôle que les chambres représentatives et la presse en Europe, et, si ce devoir était bien compris, les souverains musulmans seraient obligés de compter avec eux, comme la plupart des souverains de l’Europe sont obligés de compter avec les représentants de la nation et avec l’opinion publique de leur pays car le but des uns et des autres est le môme, c’est de contrôler les actes du gouvernement et de le ramener dans le droit chemin si jamais il s’en écarte, quoique les moyens pratiques à employer puissent et doivent nécessairement différer.
Ce que nous venons d’avancer est confirmé par ben Khaldoun, dans son introduction au titre Du Souverain. Cet auteur dit en résume : Que l’existence du pouvoir souverain est basée sur une nécessité sociale, c’est-à-dire, la garantie réciproque de chaque membre composant la nation, contre l’arbitraire et l’abus de la force individuelle, qui sont des imperfections de la nature humaine, et que, précisément à cause de ces imperfections, comme les souverains, au lieu d’agir selon la justice, n’ont souvent commandé que d’après leurs caprices, et ont accablé les peuples de charges écrasantes, il en est résulté pour ceux-ci une autre nécessité, celle de se coaliser, pour se défendre contre les désordres qu’il s’agissait d’éviter à la société par l’établissement du pouvoir, désordres résultant du despotisme des chefs, d’où la nécessité encore de revenir à des institutions politiques indispensables, admises par la nation et ayant force de loi, comme cela s’est pratiqué chez les Persans et chez d’autres peuples; que tout gouvernement qui ne suivrait pas une pareille voie, qui ne serait pas organisé de la sorte, ne saurait aboutir à rien de bon, ni maintenir son indépendance il ajoute enfin que si de pareilles institutions n’ont eu pour auteurs que les grands et les hommes distingués do la nation, elles s’appellent rationnelles et purement politiques, tandis que si elles viennent d’en haut et qu’elles aient la sanction religieuse, elles s’appellent théocratiques, et sont utiles pour ce monde et pour l’autre.
Nous ajoutons que les effets salutaires des institutions ne peuvent se produire et durer qu’autant que les institutions elles-mêmes sont scrupuleusement respectées, et qu’on est prêt à défendre leur inviolabilité par tous les moyens légaux, comme le précepte déjà énoncé de faire le bien et d’empêcher le mal nous en fait un devoir.
Nous ne nions pas qu’on ne puisse rencontrer un prince doué do toutes les qualités nécessaires pour gouverner sans contrôle de la manière la plus sage car, l’existence d’un tel prince étant admise, son impartialité et son amour du bien le porteraient naturellement à s’entourer des hommes les plus éminents de son pays, et à choisir parmi eux des ministres capables, pour l’aider do leur concours loyal dans l’administration, et de leurs sages conseils dans les questions difficiles et délicates concernant l’intérêt et le salut de l’État. Mais un pareil prodige, très rare assurément, ne saurait entrer en ligne de compte, parce qu’il dépend du concours de plusieurs qualités essentielles qui ne peuvent que difficilement se trouver réunies d’une manière durable dans un seul homme, et qui, d’ailleurs, finiraient toujours avec lui.
Il est donc évident, et c’est pour nous une profonde conviction, que le contrôle pondéré, fondé sur des institutions en rapport avec l’état de la nation, présente la meilleure et la plus sûre garantie pour l’existence et la durée d’un bon gouvernement.
A l’appui de notre raisonnement, nous ajouterons que les souverains sont sujets, eux aussi, aux faiblesses de la nature humaine, et que tout souverain se trouve nécessairement dans l’une des trois conditions suivantes, c’est-à-dire qu’il aura la capacité voulue pour commander l’ à soi et aux autres; ou il aura la capacité, mais il ne sera pas assez maître de ses passions ou bien il n’aura ni capacité ni énergie.
Or, il n’est pas besoin de démontrer que le concours de la nation, la responsabilité ministérielle, l’existence du contrôle enfin, ne sauraient aucunement empêcher le souverain de la première catégorie de réduire en fait le bien qu’il désire, puisque, au contraire, ce souverain trouverait dans les hommes chargés de contrôler ses actes une aide puissante, par le concours unanime de leur intelligence unie à la sienne, pour faciliter l’application de toute mesure salutaire due à l’initiative du souverain. De plus, tout alors concourrait à assurer la transmission successive du pouvoir souverain parmi les membres de sa famille, quand même ils seraient à classer dans la seconde ou dans la troisième catégorie ; car, dans ces deux cas, le contrôle devenant indispensable, garantirait complétement la nation contre les caprices ou l’incapacité du chef. L’organisation d’un contrôle sérieux est donc le seul moyen de salut pour l’existence et la durée de tout gouvernement, quand même le chef dirigeant serait esclave de ses passions ou d’intelligence bornée.
Le traducteur do Stuart Mill, M. Dupont Withe, fait remarquer que l’Angleterre n’a traversé les phases les plus difficiles et n’a donné les plus grandes preuves de sa force et de sa grandeur que sous le règne do Georges III, qui était fou.
Évidemment, il n’a pu en être ainsi en Angleterre, malgré la folie du souverain, qu’à cause de l’intervention de la nation dans les affaires publiques, par l’intermédiaire de ses représentants et par suite do l’existence du contrôle et de la responsabilité des ministres ou conseillers de la couronne devant le Parlement.
Quelques gens à faible intelligence prétendent chez nous que la capacité supérieure et reconnue d’un ministre dirigeant rend le contrôle inutile, et qu’elle suffit pour parer aux inconvénients d’un gouvernement qui aurait pour chef un souverain de la seconde ou de la troisième catégorie ce qui est une erreur manifeste. Disons d’abord que ce que nous avons avancé au sujet des souverains, quant aux imperfections de la nature humaine, s’applique aussi aux ministres. D’ailleurs, le choix des ministres appartenant exclusivement au souverain, peut-on espérer qu’il prendra pour ministre dirigeant un homme capable de s’opposer à ses volontés ?
Si nous admettons le cas où le ministre choisi sera d’une capacité et d’une supériorité incontestables, il faut admettre aussi que ce ministre, malgré toutes ces qualités éminentes, ayant affaire à un souverain esclave de ses passions et de ses caprices, se trouverait nécessairement dans l’une des positions que nous allons indiquer.
En effet, ou il est disposé à favoriser les désirs du souverain et de son entourage pour se maintenir au pouvoir, et, dans ce cas, le malheur et la ruine de l’État sont inévitables ou bien, ayant le courage de ne pas transiger avec son devoir, il ordonne à ses subalternes de faire ce qu’il croit nécessaire au bien du pays, et alors, sur quoi se baserait-il, d’où lui viendrait le droit, quelle raison pourrait-il donner de son opposition aux volontés du souverain, particulièrement en l’absence de toute institution qui pût le garantir contre le ressentiment du chef et contre les intrigues des courtisans? Car il faut bien que le ministre compte, et compte sérieusement avec ces derniers, qui, prévoyant dans la sagesse des mesures recommandées par le ministre l’amoindrissement de leur influence et le tarissement de la source de leurs gains illicites, se coaliseront pour entraver sa marche et pour lui nuire par tous les moyens possibles.
Ils commenceront par faire en sorte que ses ordres ne soient pas exécutés ou ne le soient qu’imparfaitement, ou que tout au moins l’exécution en soit retardée, pour faire perdre l’à-propos aux mesures décrétées, et par là en discréditer l’auteur ils garderont le silence le plus absolu sur la plupart de ses bonnes qualités, et feront grand bruit de la moindre de ses fautes, en la grossissant outre mesure, et tout cela pour lui aliéner les cœurs.
A propos de cette tactique, rappelons la prière du khalife Ali disant : « O Dieu ! protège-moi contre un ennemi qui m’observe sans cesse, et qui, s’il voit en moi une bonne qualité, la cache, et s’il y découvre un défaut le proclame hautement. »
Mais admettons que le ministre, par sa longanimité et par son habileté parvienne à déjouer les intrigues de ses adversaires intéressés c’est alors que ceux-ci, devenant des ennemis acharnés, n’épargneront rien pour lui nuire directement et s’en débarrasser une fois pour toutes. Ils le noirciront aux yeux du souverain déjà irrité et jaloux, en disant que le ministre est devenu le souverain de fait, et que lui, le véritable chef, n’a qu’une souveraineté nominale et, suivant le système commode de la calomnie, ils lanceront contre leur adversaire toute sorte d’insinuations perfides, qui ne sauraient manquer leur effet sur un esprit faible et prévenu. C’est précisément ce qui se voit, et malheureusement trop souvent, dans les gouvernements orientaux.
Dans les conditions dont nous venons de parler, quelque capable que soit un ministre, comment pourrait-il faire marcher l’administration d’une manière avantageuse au pays, dès qu’il se trouve en opposition avec celui qui est en même temps juge et partie ? En présence des obstacles et des dangers que nous venons d’indiquer, le ministre qui aurait commencé par tenir tête à l’orage, animé par le désir du bien, se trouverait forcément réduit ou à désavouer sa politique et à devenir l’instrument servile des caprices du souverain et le complice de son entourage, ce qui serait déjà un grand mal. et ne sauverait ni l’État, ni le souverain, ni le ministre lui-même car le plaisir momentané de favoriser ou de satisfaire des désirs personnels est de beaucoup dépassé par l’amertume du repentir à venir ou bien il devrait se retirer tout à fait de la vie politique, sinon pour garantir sa personne, du moins pour échapper à l’animadversion publique, qui le poursuivrait s’il participait sciemment à la ruine de l’État car l’on peut et on doit risquer sa vie pour le bien de la nation, mais jamais son honneur.
En effet, la fidélité au souverain et l’amour de la patrie se manifestent par les efforts les plus énergiques pour défendre leurs véritables intérêts et pour s’opposer à tout ce qui peut y porter atteinte. Mais, dans le cas d’impuissance sous ce dernier rapport, il faut du moins refuser de participer, de quelque manière que ce soit, à ce qui pourrait avoir des conséquences funestes pour l’un ou pour l’autre et toute conduite différente serait une véritable trahison, malgré la satisfaction momentanée qu’elle pourrait procurer.
Il résulte de tout ce qui précède que le bonheur ou le malheur des États qui n’ont pas d’institutions politiques confiées à la garde de corps constitués, dépend entièrement du caractère et des qualités personnelles du souverain. La preuve nous en est fournie par l’état des nations européennes dans les siècles passés, avant l’introduction du système constitutionnel il y a bien eu, à différentes époques, des ministres qui ont légué leur nom à la postérité mais l’histoire nous apprend qu’ils n’ont pas pu empêcher le mal résultant du despotisme sous les deux formes précédemment exprimées.
Il ne faudrait pas croire pourtant que nous ne voyions de salut pour l’État, dans les moyens que nous venons d’indiquer, qu’aux dépens du prestige de la souveraineté, puisqu’il n’est permis à aucun bon musulman de supposer que l’intervention de la nation, par l’entremise de ses représentants, porte atteinte à la plénitude du pouvoir souverain; car si une pareille appréhension pouvait exister dans quelques esprits par trop timorés, elle serait facilement écartée par l’examen de notre jurisprudence dans la partie où elle traite des principes généraux de la politique, basée sur les préceptes de la religion.
En effet, tous les auteurs qui ont écrit sur cette partie politico-religieuse de notre jurisprudence, sont unanimes dans leur interprétation ; qui a force de loi, et soutiennent que la délégation mémo de la plus grande partie des pouvoirs souverains n’est pas une limitation de la souveraineté, mais qu’elle constitue, au contraire, un des droits souverains admis par la religion.
El Maouardi, l’un des plus célèbres jurisconsultes déjà cités, soutenant la légitimité de la nomination d’un ministre par le souverain, comme son alter ego, rapporte a l’appui le passage du Coran dans lequel Moïse dit, en s’adressant au Seigneur : « …Donne-moi un conseiller de ma famille que ce soit mon frère Aaron ; qu’il fortifie ma faiblesse et qu’il partage mes fonctions. » Et il en conclut que, si la faculté pour le souverain de déléguer son pouvoir ou d’y associer quelqu’un a été admise par la religion sous le gouvernement d’un prophète, à plus forte raison doit-elle être admise sous le gouvernement de souverains qui n’ont pas de mission divine.
Nous disons à notre tour que, s’il est admis que la délégation même de la plupart des pouvoirs souverains un ministre ne constitue ni une limitation, ni une atteinte à la souveraineté, on doit voir encore moins cette limitation et cette atteinte dans la participation au gouvernement par les délègues de la nation et dans le contrôle par eux exercé.
Nous ajouterons que le fameux imam Saad-el- Din Teftezéni, se fondant sur les traditions de l’islamisme, admet la légitimité du concours de plusieurs personnes dans l’exercice du pouvoir souverain, tout en soutenant l’incompatibilité et l’illégalité de l’existence de plusieurs souverains indépendants dans le même État, à cause des graves inconvénients qui en résulteraient pour la marche régulière de l’administration et pour le bien public.
En effet, cet éminent jurisconsulte parlant de l’imamat (souveraineté) dans son ouvrage intitulé « Explication des convictions », s’exprime ainsi : « Ce qui n’est pas admis par la loi, c’est la coexistence de deux souverains complètement indépendants l’un de l’autre, et devant être personnellement obéis par la nation et cette inadmissibilité est basée sur l’opposition de leurs vues personnelles et de leur commandement, d’où résulterait le bouleversement de l’État. Mais l’exercice collecta du pouvoir souverain par plusieurs individus n’a rien de contraire à son unité, puisque les membres délibérants et agissant collectivement ne représentent et ne constituent en réalité qu’un seul pouvoir dirigeant. »
Ou voit par que, quel que soit le nombre des individus exerçant le pouvoir souverain, il ne s’opposa ni ne nuit à son unité qui est basée sur l’identité de direction et de commandement. Et il ne faut pas oublier que Saad a été constamment suivi dans sa doctrine politique par ses plus célèbres commentateurs, tels que El Khayali, Aïsam Eddin et Abd-el-Aquïm.
De tout ce qui précède découle donc, a fortiori, la légitimité de l’intervention de la nation dans le sens et les limites dont nous avons parlé. Car cette intervention ne va pas jusqu’à prétendre que la nation soit consultée sur tous les détails de l’administration, et qu’elle exerce cette partie de la souveraineté qui appartient exclusivement au pouvoir exécutif. D’ailleurs, le concours de la nation délibérant dans le sens par nous indiqué, n’apporte aucun empêchement à l’exercice du pouvoir souverain; car le résultat pratique de la délibération en commun est le même que si la décision venait d’un seul, d’autant plus que la sanction légale à donner aux décisions prises en conseil ou après délibération appartient au pouvoir exécutif seul, qui a en outre, dans les limites de la loi fondamentale de l’État, une complète liberté d’action pour tout ce qui concerne la direction générale des affaires intérieures et extérieures.
II convient de rappeler ici ce que, dans son histoire du Consulat et de l’Empire, a dit M. Thiers, présentement député au Corps législatif, et jadis premier ministre sous le roi Louis-Philippe, savoir que le gouvernement d’un seul est toujours dangereux, quelle que soit la supériorité du chef. Après avoir peint en détail Napoléon Ier, après l’avoir classé parmi les célébrités qui ont donné leur nom à leur siècle, et « l’avoir comparé aux grands hommes de l’histoire, quant à l’ensemble de leurs qualités et de leurs destinées, » l’éminent écrivain termine son ouvrage, qui est le plus beau monument historique de notre époque, par les réflexions suivantes : « Pour nous. Français, etc., etc. » L’auteur traduit en entier cette remarquable conclusion.
En méditant les paroles de cet homme d’État et la critique sévère qui en résulte contre le gouvernement d’un seul, quoi qu’il ait parlé d’un homme dont la supériorité est admise sans conteste, on s’expliquera facilement l’existence de ce sentiment ardent, tellement enraciné dans le cœur de la plupart des nations européennes qu’il est devenu en quelque sorte pour elles ‘une seconde nature, et qui est l’amour de la liberté et la haine du despotisme.
Khair-Eddine Le Tunisien,
Traduit en français, le 9 septembre 1867